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Départ des infirmiers Marocains : une perte pour le système sanitaire au bénéfice du Québec

today16/03/2023

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Bénéficier d’une belle carrière, penser que le paradis dans la profession serait ailleurs, sont entre autres raisons qui expliquent le départ des infirmiers marocains au détriment des hôpitaux qui vivent une pénurie de la main d’œuvre. Faut-il blâmer les pays qui tentent de les attirer ?

Soufiane et Khadija, mariés depuis 3 ans vivent dans un quartier populaire à la périphérie de Casablanca. Mais présentement, ils songent à partir. Tous les deux infirmiers dans le secteur privé, ils rêvent d’aller au Canada. Ils ont une vague idée du Québec, de ses villes ou de ses régions, mais ça ne les inquiète pas. Ils sont prêts à s’installer n’importe où, pourvu qu’ils puissent y être accueillis, travailler et gagner un salaire décent.

D’après Khadija, « Le Québec, c’est mieux que le Maroc, je pense. Une vie mieux qu’ici pour ma petite fille. ». Le couple veut assurer un meilleur avenir à leur fille Yasmine. Pourquoi quitter le Maroc ? Khadija répond par un long soupir, comme si elle ne savait pas par où commencer.

Pour la motivation, les salaires, énumère son mari. Ils ont beau avoir 7 et 10 ans d’expérience, leur salaire ne bouge pas. Il est fixé à 5 000 dirhams marocains par mois, soit environ 650 $ canadiens.

S’ils ont pu acheter cet appartement, c’est au prix d’un endettement qui vient gruger une bonne partie de leur revenu. Et au prix d’un travail sans relâche. Moi, je travaille la journée, dit Soufiane. Ma femme travaille la nuit de 20 h à 8 h, un jour sur deux. On doit emmener notre petite fille à une heure d’ici, chez la grand-mère. On passe deux heures par jour dans la voiture. Après 12 heures de travail, c’est beaucoup.

Soufiane et Khadija, infirmiers à Casablanca, veulent assurer un meilleur avenir à leur fille Yasmine.

Ils veulent de bonnes écoles pour leur fille et espèrent bénéficier d’une meilleure couverture médicale. Ici, il faut payer pour tout, explique Khadija. Si ma fille est malade et qu’on n’a pas d’argent, ils ne la traitent pas. ».

Toutefois, depuis notre rencontre en octobre, le Maroc a étendu l’accès à l’assurance-maladie, avec l’objectif d’une protection sociale universelle pour les 37 millions de Marocains.

À l’étage d’un petit immeuble en plein centre-ville de Casablanca, l’agence New Life Canada épaule des candidats dans une dizaine de professions recherchées par le Québec : infirmières, éducatrices à la petite enfance, ingénieurs informaticiens, designers graphiques, entre autres.

Sur le mur de son bureau, le directeur Youssef Cheddadi a accroché une grande photo du Château Frontenac. Ses enfants étudient au Québec. Il reçoit une cinquantaine de demandes par jour. Ceux qui frappent à sa porte sont, pour les deux tiers, des célibataires de moins de 35 ans.

Pour Youssef Cheddadi, « Les gens sont toujours séduits par l’écart de rémunération. Après, il y a le souci de la couverture médicale et du système de santé. La recherche d’une sécurité, d’un filet social. Et puis, l’éducation des enfants. ».

Il a reçu la visite d’Oumaïma, une infirmière de 24 ans. Ce sont les conditions de travail au Maroc qui la motivent à partir. Son salaire dans le secteur public stagne à 6 500 dirhams par mois (852 $). Ses gardes de 12 heures, un dimanche sur quatre, lui rapportent à la fin de l’année 98 dirhams (13 $) par journée.

Le temps supplémentaire, quand elle en fait pour aider, n’est tout simplement pas déclaré et n’est pas payé. Le salaire est fixe. « Au sein de mon hôpital, si on pose la question : comment vous voyez-vous d’ici dix ans ? Tout le monde va vous répondre : on veut partir. », indique Oumaïma, infirmière à Casablanca.

Oumaïma s’enquiert de son dossier auprès de Youssef Cheddadi, directeur de New Life Canada, consultant en immigration à Casablanca

Cette idée traverse l’esprit de tous les jeunes infirmiers, selon l’Union marocaine du travail, le plus gros syndicat du Maroc, qui représente 60 % des infirmiers et infirmières. Pour ceux qui restent, c’est plus de pression, plus de responsabilités. Ils se retrouvent dans une situation très difficile pour gérer les services et continuer à travailler, déplore l’infirmier et représentant syndical Zakariae Taabani.

Au bout de 4 ou 5 ans d’expérience, ils ont envie d’aller ailleurs, explique le secrétaire provincial de l’UMT, Zakariae Taabani. Lui-même y a pensé. Maintenant marié et père de famille, il préfère rester, investi par sa mission syndicale. J’ai décidé de me battre pour que la situation s’améliore.

Pour ceux qui restent, c’est plus de pression, déplore l’infirmier et représentant syndical Zakariae Taabani.

Le représentant du syndical cite l’exemple récent d’un hôpital de Casablanca, où 13 des 60 infirmiers ont vu leur dossier accepté en même temps pour immigrer au Canada. Treize départs. C’était loin d’être une bonne nouvelle pour cet hôpital.

Impact sur les équipes et les soins

Le Maroc a 30 000 infirmiers et infirmières, mais il lui en faudrait 65 000 de plus, selon un chiffre officiel. Ce seraient plutôt 100 000 de plus, estime de son côté l’Union marocaine du travail. Le Maroc a d’autant plus besoin de cette main-d’œuvre qu’il est en train d’étendre la couverture d’assurance-maladie à toute sa population.

« Pour réussir ce chantier royal, il faut des hommes et des femmes ! Il ne suffit pas de mettre de l’argent et des infrastructures. Qui va s’occuper des patients si une bonne partie s’en va ?», s’interroge Jaâfar Heikel, médecin et professeur à Casablanca, par ailleurs docteur en économie.

Le médecin Jaâfar Heikel dans son cabinet médical à Casablanca.

Le Dr déplore un manque de planification. Pendant plusieurs années, nous avons fermé les écoles d’infirmières de l’État. On vient de les rouvrir. Mais ce qui est grave, c’est que l’on constate maintenant une baisse de la demande de faire ce métier. Il attribue ce désintérêt aux conditions de travail, à l’écart immense de rémunération entre les médecins et le personnel infirmier. Au manque de valorisation du métier. Jaâfar Heikel est bien placé pour comparer le Québec et le Maroc. Il a fait ses études de médecine à Montréal et à Sherbrooke.

« J’ai travaillé au Québec et les infirmiers sont des partenaires du médecin. Ici, c’est une relation plutôt de hiérarchie et ça crée beaucoup de frustration, quand ils ou elles sentent qu’ils n’ont pas assez de responsabilités et de valorisation de leur métier. », fait savoir le docteur Jaâfar Heikel.

La pandémie a mis davantage en évidence la pénurie d’infirmières, qui s’ajoute à l’exode des médecins depuis de nombreuses années. « Je m’excuse d’utiliser ce terme, mais il y a une hémorragie, dit-il. Et c’est important de comprendre pourquoi. Parce que les mêmes causes vont créer les mêmes effets. Il ne suffit pas de former plus de médecins et d’infirmiers. Si vous avez un seau qui est troué et vous le remplissez d’eau, vous n’allez jamais le remplir !»

Besoins criants dans les campagnes

La pénurie d’infirmiers touche de façon très inéquitable les grandes villes et les régions rurales. Quand on lui demande comment va le système de santé dans sa région, Fedoua Bouhou lève les yeux au ciel : la région, oh là là!… L’activiste pour le développement social et associatif vit à Tarmigte, près d’Ouarzazate, dans le sud-est du Maroc.

« On a un médecin pour 60 000 habitants, alors on souffre bien ! Dans un grand sourire. Le seul hôpital est à Ouarzazate. La plupart des communes rurales de la région n’ont qu’un dispensaire, au mieux. Mais ici, sur les petites routes de la zone montagneuse, les distances se comptent en heures, plutôt qu’en kilomètres. », s’exclame Fedoua BouhouElle ajoute que, pour soigner des maladies graves comme le cancer ou le sida, il faut toujours se déplacer à Marrakech (200 km) ou à Rabat (500 km). « Des femmes enceintes décèdent, à l’accouchement, parce qu’elles n’ont pas un accès facile à l’hôpital. »

Fedoua Bouhou déplore le manque de services de soins de santé dans les communes autour d’Ouarzazate.

La pauvreté fait aussi en sorte que les gens renoncent à mettre les pieds chez le médecin comme à la pharmacie. Pour se soigner, le recours aux plantes médicinales est encore largement répandu. De nombreux marchands en vendent au souk de Skoura, petite ville à 44 km d’Ouarzazate. Même pendant la pandémie, les malades avaient recours aux tisanes des anciens, dit Brahim, un homme de 47 ans qui fait ses courses toutes les semaines au marché.

« Avant, il y avait des médecins itinérants qui passaient de village en village », raconte Fatima une femme de 69 ans d’origine modeste. « Maintenant, c’est fini. On va directement à l’hôpital, seulement dans des cas extrêmes ».

« La localité de Skoura qui compte 24 000 habitants, dispose d’un centre de santé communal, mais manque de ressources. Si c’est grave, ils vont nous envoyer en ambulance à Ouarzazate ! » S’indigne Brahim, 47 ans.

Cela soulève la question des infrastructures de santé, de la qualité des routes, mais plus généralement de l’attractivité de la région, qui fait défaut pour attirer ou garder les cadres, les médecins et les infirmières.

Pour Khalid Esmaili, vice-président de la commune territoriale de Tarmigte, c’est un problème d’écosystème, une question globale. Il réclame des infrastructures de base, comme des écoles, essentielles pour retenir les familles. Même avec une bonne rémunération, on n’attire pas les gens mariés ici. On aura beau construire des hôpitaux, la question des ressources humaines ne sera pas résolue rapidement.

Faut-il blâmer les pays qui recrutent ?

Mais pendant ce temps, la grande séduction par d’autres pays continue. Le professionnel de la santé qui veut partir du Maroc a maintenant le choix : France, Allemagne, Canada, Émirats arabes unis, etc. Soucieux de tirer son épingle du jeu et misant sur la langue commune, le Québec a lancé en 2022 un nouveau programme de recrutement de 1 000 infirmiers et infirmières.

Sur les deux premières cohortes, totalisant 456 infirmiers recrutés pour une formation d’appoint dans les Cégeps du Québec, 180 viennent du Maroc, soit entre le tiers et la moitié.

« Notre objectif, c’est de devenir leaders au niveau du recrutement international », explique le directeur des services d’immigration Afrique, Hanafi Tessa, au Bureau du Québec à Rabat.

Principale activité de recrutement, les Journées Québec ciblent des secteurs comme le génie, la santé, les technologies de l’information, l’éducation à la petite enfance, ou la construction. Le bureau de Rabat recrute des francophones dans plusieurs pays d’Afrique.

Au Maroc, il travaille étroitement avec l’Agence nationale de l’emploi et de promotion des compétences (Anapec), une agence gouvernementale, qui a aussi un mandat de placement à l’international et qui présélectionne des infirmiers pour le Québec. Ce faisant, l’Anapec accepte de participer directement à leur exode.

Ces infirmiers et infirmières ne sont certainement pas au chômage au Maroc, mais veulent progresser dans leur carrière. Plusieurs fuient le secteur privé, qui n’offre pas de stabilité d’emploi et des salaires très variables. Ce sont eux que le Québec s’efforce de cibler davantage. « On est conscients de certains enjeux que vit le Maroc pour certaines professions, comme les soins infirmiers. Par conséquent, on essaye toujours de trouver un équilibre entre nos deux intérêts. », Hanafi Tessa, DSI Afrique

C’est un équilibre qui est très difficile, et même utopique, dit toutefois le médecin et expert du système de santé marocain Jaâfar Heikel. Parce que chacun cherche son intérêt. Il comprend l’intérêt du Québec et celui des professionnels à s’exiler. Je le regrette pour mon pays, je le regrette pour le système de santé marocain, évidemment. Mais, d’un autre côté, aujourd’hui, on est dans un marché concurrentiel. Je m’excuse d’utiliser le terme, mais c’est un marché. Je ne justifie pas, mais je comprends.

Il ne veut pas formuler de reproche à l’égard des pays qui viennent débaucher une main-d’œuvre pourtant essentielle au système de santé marocain. Il voit la décision d’immigrer comme un choix pragmatique.

Celui qui va choisir, c’est celui qui va avoir la meilleure offre. Parce que in fine, chacun va faire ce dosage entre l’émotionnel, la famille, les moyens, les conditions de travail. Il va faire une sorte de check-list et il va dire : quel est le score ? Est-ce que j’ai un meilleur score au Québec ou un meilleur score à Agadir ? À Casablanca, Rabat, Berlin ou Paris ? Et en fonction du « score » qu’il aura, il va décider ou non de partir.

Même pour le représentant syndical Zakariae Taabani, qui se dit heureux pour les collègues partis améliorer leurs conditions de vie. « Ils sont bien, ils rendent service ailleurs, je ne peux pas les juger ni les blâmer », dit-il.

Il lance plutôt la balle dans le camp du ministère de la Santé. Il faut qu’il nous écoute, qu’il améliore les conditions de travail de ces infirmiers, pour qu’ils se sentent bien ici. Parce qu’immigrer, ce n’est pas un choix facile. S’ils se sentaient mieux ici, ils seraient restés.

Oumaïma, infirmière à Casablanca, voudrait immigrer au Canada, de préférence au Québec. Se sent-elle un peu coupable de quitter son pays, qui manque d’infirmières ? « Sincèrement, oui », dit-elle après une hésitation. « Le Maroc est un pays qui a besoin de mes compétences. Mais, malheureusement, il n’a pas créé le terrain favorable pour me faire rester ».

Elle a quand même un pincement au cœur à l’idée de partir, de quitter la famille, les amis, le soleil, les villes qu’elle aime au Maroc. « Sincèrement, c’est dur de quitter. Mais il faut relever un défi dans la vie. Je vais essayer. Peut-être, si je pars, je regrette ? L’essentiel, c’est que j’aie essayé ».

Raphael Mforlem, Troc Radio Canada

Written by: C2D

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